LE FRANCAIS TEL QU’ON LE PARLE
(ou qu’on le parlait en 1956)
Lorsque j'étais civil, rêveur plein d'innocence
Je croyais qu'à l'Ecole on parlerait Français ,
Un Français bel et pur , une vraie quintessence
De Français pour des chefs. Hélas, je le pensais.
Tout Durand que j'étais on m'appela poussin
Dès l'instant où je fus descendu de mon train.
D'abord j'en fus très fier. Mais d'être poursuivi
Du soir jusqu'au matin d'une meute d'anciens
Qui aboyaient : Poussins, dérangea nos esprits.
Comme un jour l'un de nous disait : " Petit, petit ",
Un autre en pépiant vint percher sur son lit
Et, voyant le soleil jouer dans les carreaux,
S'ébroua, caqueta et fit : cocorico.
Certes je fus surpris et restais les yeux ronds.
Mais je le fus bien plus et mon cœur fit un bond
Quand j'appris que l'Ecole abritait des pigeons.
Diable déjà, sentant ma belle ardeur guerrière
Défaillir lentement, serait-ce une volière ?
Mais je sus par bonheur avant qu'il ne soit trop tard
Que ce n'était qu'un Piège et que j'étais Piégeard.
Après Durand, Poussin, j'étais donc un Piégeard
Pieutant dans une thurne au bâtiment Brocard.
Aussi fier qu'Artaban d'avoir appris cinq mots
Je me croyais déjà tout au bout de mes maux.
Quand un jour pour ma perte un ancien au grand bec
Emmanché d'un long cou nous dit : " vous glandez sec ".
J'eus compris à peu près que l'on glandât humide,
Mais glander sec ! grands dieux, quel langage putride
Pour dire simplement : " Messieurs, vous paressez ".
Et ce ne fut pas tout car, pour m'embarrasser,
J'entendis répéter les noms : cabot, pitou,
Serpate, aspi, juteux, pitaine, sous-bit ou
Cabot chef et colon. Et je me sens gêné
Pour dire qu'une fois j'ai entendu " géné ".
Trois mois sont bien passés, depuis, et ma culture
Quoique parfois freinée a pris de l'envergure.
Je suis du Piège enfin et quand il y a pagaîe
J'affirme hautement que c'est un vrai merdier.
Au lieu d'aller manger je m'en vais à la graille,
Et quand souffle le vent j'entends le zef chanter.
Pour dire : garde-le, je dis : je te le râle
Et quand je fais ma cour j'annonce d'un air mâle
Que je chiade bobonne. Au lieu de me presser
Dorénavant je cure ou je peux m'affoler.
Je ne peux plus tomber mais noblement me crasche .
Si subrepticement en chambre je me cache
Pour éviter un cours qui m'ennuie, je bocarde
Et si trop longuement dans mon lit je m'attarde
Je puis l'esprit léger affronter la férule
Car je ne tarde plus désormais, mais je bulle.
Las je veux plaisanter mais n'en ai pas le cœur
Car, pourquoi le cacher ? une triste rancœur
Monte en moi sûrement et me mettrai en rage
Quand je vois qu'un jargon bafoue notre langage
Tout d'abord j'avais dit : mon dieu, vaille que vaille
Ce patois saugrenu n'est que pour la piétaille
Car il faut l'avouer, qu'est-ce qu'un aspirant
Si ce n'est un poussin qui a grandi d'un an ?
Ah ! je fus bien déçu et me traitais de fou
Quand un jour j'entendais l'un des chefs de brigade
Dire avec naturel ces mots là : "crack au trou "
Le trou je le compris était une brimade,
Un mélange subtil de gros et de petits.
Il y a bien là de quoi torturer un esprit.
Mais d'autres supérieurs m'apprirent, goguenards,
Qu'après foutu vieux schnock et paisible piégeard,
Sacré petit bonhomme ou débaffré poussin
Et mironton fayot, j'étais cosaque enfin.
Je parlerais comme eux mais m'évase et mollis
De n'être point martial en faisant l'impoli.
Car sans être fleur bleue certain mot me chatouille
Désagréablement. Disons j'ai rime en ouille
Au risque de paraître ailleurs n'en pas porter
Et n'allons pas plus loin car mieux vaut s'arrêter.
Oh ! peu m'importe au fond d'avoir été gêné
Par cet argot bâtard venu du Prytanée
De Grenoble ou d'ailleurs. C'est déjà du passé.
Mais c'est pour nos auteurs que je me sens blessé.
Du Bellay, Marivaux, princes de l'élégance
La Fontaine, Musset doux poètes de France
Et toi, piquant Voltaire, ardent et vif penseur
Savez-vous comme ici parlent vos défenseurs ?
Si tu étais vivant que dirais-tu Ronsard
D'un dessin de Vinci qui devient un crobard,
Et toi Chateaubriand de ta celte patrie,
Rude terre d'Armor devenue la Plouckie ?
Certes vous ne diriez : voilà de pauvres gus
Des bornes et des glands, mais : hélàs, et sans plus
Je m'en remets à vous gnas bahuts, petits cos
Strass qui nous conduit. Fanas chasse ou reco,
Dites si vous voulez d'un chiadeur qu'il fayotte
Pour dire qu'il travaille et qu'il lèche les bottes.
Dites tus ou museau pour dire de se taire,
Dites je suis fana si cela peut vous plaire
Et brêle pour idiot, et ce sera complet.
Mais n'allez pas trop loin et dites s'il vous plait :
Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée
Et non : Faut que la lourde soit ouverte ou châtrée.
O là ! je suis paumé ou bien je déraisonne
Si je ne me fourvoie, tout ce langage sonne
Comme un réquisitoire envers notre jargon
Ou comme les aveux d'un poussin faux jeton.
Et vous m'écoutiez là, béats, plein d'indulgence
Pour ces alexandrins qui frôlent l'insolence.
Grands dieux ! réveillez-vous ! Ce jargon de piégeard
Qui d'amoureux transi vous fait des bobonnards,
Ce jargon rude et fort qui a traîné partout
D'Angleterre en Afrique et de Chine au Pérou,
Ce jargon qui suffit quand d'une humeur revêche
Vous glandez triste et mûr, pour vous donner la pêche,
Ce jargon de tradi, reflet de vos anciens,
C'est celui des rapaces et c'est le vôtre enfin .
C'est lui que l'on devrait écouter à genoux
Et sentir résonner doux comme une caresse
Car c'est lui qui plus tard fera dire de vous :
Officiers de Salon, oui, mais sans petit s.
Un poème de
VERDIER
[
./poetespag.html]
Pour revenir à l’accueil Poètes cliquez sur le livre.
[
./indexpag.html]
[
./bonuspag.html]
[
./poeteducrospag.html]
Page précédente
[
./poetedavidpag.html]
Page suivante
[
Web Creator]
[
LMSOFT]